« Mo’ning! », « ‘Dmonin‘! », « Hey! ‘wnin’! », « Heymooonin’! », « Heym’nin! »… La rue te salue. Autant d’interprétations musicales du fameux « Good Morning » qu’il y a de chinois (oui ça fait beaucoup), les saluts cacophenthousiastes des commerçants fusent en tous sens, dès que tu arpentes les rues de la ville. Un grand tintamarre fort en décibels, dont tu ne retiens finalement que les -ing’, -nin’, win’ (un vaste gling-gling quoi), ces carillons qui viennent te sonner les oreilles, se répercuter dans ta tête encore embrumée… pour finalement finir leur route dans ton sourire. Pincé, blasé ou franc. Tout dépend de ton niveau de tolérance sonore du moment (et du degré de folie de la nuit passée).
Le Good Morning chinois, dont j’essaie sommairement -des heures de répèt’ devant mon ordinateur- de reproduire l’accent aussi mystérieux qu’il est typique, est unique en son genre (même s’il existe 1,5 milliards de variations). Le « r » étant imprononçable pour les Chinois, que ce soit en version française ou anglaise, ils le remplacent donc par cette fameuse voyelle (réciproquement imprononçable par les non-chinois) cet étrange [eu] profond, guttural, qui se forme au fond de la gorge, langue repliée vers le palais, que toi petit français à la mâchoire rigide tu peines et tu luttes, tu luttes et tu peines à prononcer (essayer de prononcer). Et lorsque ce son mystique est placé entre deux autres syllabes (ce qui est le cas la plupart du temps, ça s’appelle des mots) malgré ta gymnastique buccale (et voir plus) acharnée, le résultat n’est pas vraiment probant…Ta prof de chinois, patiente, mais non moins blasée, te regardes suer en souriant. Au final, tu ressembles plutôt à un mime échappé d’un programme nocturne spécial-danse-contemporaine-sur-Arte : un peu chiant et surtout qui ne s’arrête jamais. Fin de la première digression.

Heymowning! Mais quelle heure est -il? Peu importe, car l’expession est lancée comme un hameçon (et oui, c’est toi le poisson en déroute) à tout heure du jour et de la nuit, que tu sortes d’un bar, que tu entres dans un restaurant… Du coup toi, d’entendre un vague « Good Morning » n’importe quand, te fait tiquer. Douter. Même dans ton crypto-anglais de français, tu sais que « Good Morning » veut dire bonjour, et que donc, il s’emploie le matin, voilà tout. Good morning la nuit, ça te semble bizarre (enfin ça s’ajoute à toutes les autres multitudes de bizarreries). Après de nombreux froncements de sourcils en réponse à un « heymoning« , dit en général très rapidement, sifflé presque, tu te demandes s’il a vraiment été prononcé (ou si c’est dans ta tête. Ou si c’était en fait un mot chinois.) Tu te demandes, parce que le temps de (croire) l’entendre, de t’arrêter, de froncer les sourcils donc, que ça ricoche dans ton esprit.. de percuter quoi, il s’est quand même passer un peu de temps (l’étendue dudit temps va dépendre de l’heure et de l’activité – sortir du bar ou y entrer) (avant ou après le café du matin). Bref, le temps que tu tiltes, que tu regardes la canne à pêche (le chinois commerçant en l’occurrence), et bien tu fais face à un gigantesque sourire franc et naturel (ironie quand tu nous tiens), genre tout est normal (voir la photo d’en-tête), et tu te demandes donc, si tu as bien entendu.
Sur ladite photos, on y aperçoit deux winners. Petit aparté: ce n’est même pas du cynime, ce café s’appelle « Double Win », donc j’en déduis que lorsque tu y es employé, et bien ton job, ta mission dans la vie, c’est d’être un double winner. C’est cool non? En tous cas ça donne envie de bosser. Oui, le coaching d’entreprise est en plein boom en chine, et ça se sent. Bref.
Pour en revenir à nous poissons, tu es un peu désarçonné avec ce « moning » en plein après-midi, et lancé au travers d’une musique d’ambiance (chez « Double Win » c’est une playslist entre dance, techno et variété française de temps en temps). Oui le DJing est aussi en pleine apogée. Il faut imaginer : tu te ballades tranquille dans ta rue ( je dis ma rue maintenant, je prends confiance ), rue absolument éclectique (plus d’éclectisme n’existe pas, c’est impossible. Car au-delà, on emploierait le mot chaos). Entre boutiques ultra design, faussement branchouilles, fleuristes chics, boui-boui chinois tout mignon mais-bizarrement-tu-n’y-as-pas-encore-mangé, cantines et restaus en tous genres, on y croise naturellement faune en tous genres, qu’il faut contenter. Chacun se crée donc sa petite atmosphère, son aura. Chaque échoppe à pignon sur rue et s’auto-ambiance: tu passes donc d’une dance qui braille, à 100 mètres plus loin, de la musique traditionnelle chinoise (qui braille tout autant). Et le cri de ralliement, le fil conducteur mais qui te perd -le fil chinois- vous l’aurez deviné, et bien c’est notre « Heygooodmowning!« .
La force du chinois réside en ça : tout est inversable.

Tout ce qui est compliqué peut-être simple, et inversement. Un rapport avec l’histoire du Yin et du Yang? Je ne sais pas. Car tout de même, dans la langue chinoise, il existe une palanquée de mots pour qualifier le temps, pour différencier chaque moment de la journée. Ces mots ont d’ailleurs une importance telle que parfois -comprendre « souvent mais pas à chaque fois » (une sorte de principe brouillé mais néanmoins acquis, qui domine la grammaire chinoise) – ils se substituent à l’accord temporel du verbe. Ça donne un truc du genre « Hier à 15 heures de l’après-midi je suis à la piscine« . Bref, le temps en Chine et la façon de l’exprimer, c’est important. Alors.. Pourquoi réduire à un simple « mownin’ » l’ensemble du jour et de la nuit? D’autant qu’il existe un mot pour ça et que ce même mot (« hello » pour ceux qui ne suivent pas les tiroirs de la digression) est quand même plus simple a prononcer. Mystère (encore un). Toutefois, quelqu’un m’a dit récemment » Les Chinois accordent de l’importance a l’harmonie, pas à la cohérence« . A méditer.
J’ai bien essayé de combattre l’illusion collective à coup de « No no, good afternoon! You know it is the afternoon now, not the morning » par exemple, ça commençait à me rendre un peu dingue ces répétitions sans queue ni tête de gling-gling, mais j’ai eu l’impression de leur faire tellement de peine… Et d’être la rabat-joie du quartier. L’impression de tout gâcher, tout ça à cause d’un cartésianisme occidental, chiant et psycho rigide. Si les chinois préfèrent vivre le matin… et bien soit, soyons toujours le matin! Le Chinois à l’art de la solution. Plus que sa boutique, c’est lui-même qu’il auto-ambiance. Sorte de méthode Coué. Les fleurs qui flottent autour des winners sur la photo, et bien elles existent. Peu importe si ce n’est que dans ta tête. Oui dans ma rue, c’est un peu hippieland. On est tous contents. On boit des cafés-du-matin toute la journée, pris dans une sorte de boucle hyptonico-utopique. Un peu comme un poisson rouge et sa mémoire de 3 secondes qui se réinvente une journée toutes les heures. Un good morning – un bon moment donc, qui prend toute sa saveur, qui vient donner de l’épaisseur à des futilités, des choses banales. L’aventure du quotidien ici. Le temps chinois, joyeux et inqualifiable, baigné dans une insouciance, une nonchalance communicative. Jusqu’à temps que toi, un peu au bout du rouleau, tu ne puisses pas t’empêcher de penser « Nan mais ils sont graves, quand même« .

Dernier palier de digression, qu’on voit un peu où je veux en venir:
Le chinois n’aime pas les questions (oui, je décrète). En tous cas, il faut qu’elles restent dans les cases. L’exemple de la formule au restau en est un bon – même s’il est un peu énervant, il reste fun – mais quand on commence à naviguer dans d’autres sphères c’est une autre paire de manche. Des manches sans bras qui te désarment, essayez de visualiser. Bref. A une formule : café + jus d’orange+ deux toasts (pour vous rendre la chose plus concrète, car ne vous y trompez pas, ce n’est pas le vrai petit déjeuner chinois ça), quand tu veux un jus de carotte, un thé ou un toast en plus, c’est la panique à bord…Toute la hiérarchie de l’établissement s’affole autour de toi et brainstorme : Comment on va faire? Et ça prend un peu de temps, quand même, avant que finalement ce soit toi qui capitules. Alors je vous laisse imaginer ce qui se passe quand les questions sont d’un ordre professionnel et qu’elles engagent un mec, son avis. Et bien, rien, il ne se passe rien. Ainsi, je suis passée de « rédactrice arts et culture » à « journaliste d’investigation ». A la question « Pourquoi? »… pouf, reste le fameux sourire, inqualifiable, mais quand même : tu sens bien le malaise. Tu essaies d’adapter ta stratégie, tu tergiverses, tu tournicotes autour du pot, tu fais des cercles autour de ton petit Chinois.. Tu changes vaguement de sujet « Oh tiens j’adore les litchis, c’est tellement chinois. Saviez-vous que, quand vous mangez un ou deux litchis, le résultat sur un alcootest est identique à deux verre d’alcool? Non? C’est ma prof de chinois qui me l’a dit. Oui j’apprend le chinois, j’adore. Sinon du coup, vous n’auriez pas un jus de « xigua » à la place du jus d’orange dans le menu? Oui haha je sais dire « pastèque » en chinois. Et sinon vous pensez quoi du nouveau musée qui vient d’ouvrir? Nan mais comme ça, entre nous. Si vous me le dites, je prends le jus d’orange et on n’en parle plus. » Tourbillon psychédélique, dans le quel évidemment, tu te noies, pauvre poisson pas aidé (pas chinois). Tu ne gagnes jamais. Et tu te heurtes au sempiternel « Sorry, I cant hep you« , slogan répété en boucle (c’est la fonction d’un slogan), malgré tes changements de tons, tes arabesques et autres circonvolutions… jusqu’à ce que tu pètes un câble. Ou que tu abandonnes la partie, et restes surfer tranquille le chat sur les « hyymorning! » et-pi-c’est-tout. [Note de l’auteur: j’espère que le lecteur suit bien la métaphore filée du chat et du poisson]
A quoi bon transformer un monde de licornes en chevaux ? Petit a petit tu commences à répondre aussi « Morning! » en braillant à 23h. D’ailleurs c’est quand tu tentes un « Nihao » que le Chinois à côté tique (un peu comme toi avec leurs « morning« ). T’intégrerais-tu, à force de coups de canne à pêche sur la tête? Possible. Entrer, et rester dans le grand délire ambiant, et essayer d’y entraîner tes potes quand ils viennent te rendre visite… (suite au prochain épisode).
Pour conclure cet article-retour-du-blog, loin d’être clair mais c’est l’esprit du moment, perdu dans des strates temporelles dont on ne comprend plus rien, je pourrais dire, que la Chine, c’est un peu comme une oeuvre d’art : on ne la connaîtra jamais complètement et on a pourtant tous un avis dessus. Elle est atemporelle et provoque des sensations inédites, autant que de grands moments de vide.
Ainsi, à ceux qui pensent qu’un monochrome « bah attend moi aussi je peux le faire ou mon enfant de 2 ans fait mieux », je dirais « Bah approche-toi un peu plus mon ami, regarde mieux. Et surtout, viens vivre en Chine un p’tit moment et on en reparle. »
The winneuse
A suivre: la dream team à Shanghai.
good night Caro!
or good morning?