Le bon déroulement du programme (de publications du blog) est temporairement perturbé, du fait d’une expérience cosmique vécue récemment, brouillant ma relation au temps et à l’univers. « Quand tes potes viennent te rendre visite en Chine » est donc reporté de quelques semaines, le temps que je partage (et digère) ma vision.
Expérience, définition : « Fait d’acquérir, volontairement ou non, ou de développer la connaissance des êtres et des choses par leur pratique et par une confrontation plus ou moins longue de soi avec le monde » ( on peut remplacer le monde par la Chine)
Le plus grand récit cosmogonique de Chine décrit la création du monde par un dieu originel nommé Pan Gu. L’étrange personnage au crâne dégarni de l’image. Il serait né de la rencontre du Yin et du Yang, les deux forces primordiales de l’univers, comme chacun sait – et ce qui explique la déco du ballon qu’il tient entre ses divines mains. « De son souffle naquirent le vent et les nuages« , paraît-il, « puis sa voix se mua en tonnerre, son œil gauche en soleil, son œil droit en lune, ses cheveux et ses moustaches en étoiles dans le ciel. Les autres parties de son corps donnèrent naissance à des éléments constitutifs de la terre. De sa transpiration jaillirent la pluie et la rosée« . Lorsque j’ai appris l’histoire de la fantastique naissance de Pan Gu, les doutes se sont levés (en partie) quant à ma mésaventure récente, son pourquoi et son comment. J’ai rencontré Pan Gu les gars.
Je l’ai rencontré, un lundi matin de juin, chaotico-cauchemardesque-et-qui-restera-gravé-dans-ma-mémoire-à-tout-jamais. Un lundi aux prises de forces mystérieuses et incontrôlables. Alors au lieu d’attribuer la faute à n’importe quelle divinité ou supériorité en tous genres (ou moi, tout simplement), je me suis cultivée un peu, j’ai enquêté, histoire d’entraîner quelqu’un (ou quelque chose) dans ma chute. Pour me sentir moins seule quoi. Entre sciences occultes, magie et mythologie (la religion, pour faire court) Pan Gu m’est alors apparu comme le coupable idéal. La maître de la manœuvre. Probablement parce que ce matin là, il pleuvait à torrent (« De sa transpiration jaillirent la pluie et la rosée ») et que c’est lui apparemment qui maîtrise le bien et le mal, qui te place au centre de la centrifugeuse, dans l’œil du cyclone – du gros bordel que peut parfois être la vie- et te regarde un bon moment en découdre avec les courants… pour te repêcher juste avant la noyade, et te déposer sur la touche. Et puis, aussi, je trouve qu’il porte assez bien sur son visage ce côté « c’est moi qui décide » « c’est qui le boss». Après tout , c’est lui le dieu de l’univers, il peut se permettre d’avoir d’une, un logo qui claque, et de deux une tête de tueur. Bon bref, en ayant vu l’image de Pan Gu à la suite d’un enchaînement d’un nombre incalculable de merdes pour le dire vulgairement (on m’a aussi fait remarquer avec une charmante expression « qu’en général une merde n’arrive jamais seule, mais toujours en escadron » ), j’ai une vision, un nano-moment « Eureka ».
Levée de bon matin un lundi -chose assez inhabituelle pour être notée et valorisée, étant donnée ma haine viscérale et originelle des lundis, et cela même en vacances, c’est pour dire – j’ai tout de suite senti que ça n’allait pas le faire. Intuition nébuleuse -celle que l’on connaît bien, et qui précède généralement presque tous les escadrons merdiques d’une vie- celle dont on s’était juré de suivre la prochaine fois. Et bien non.
Persuadée de contrer ton double maléfique, cette incarnation paroxysmique de la flemme, tu fonces. Hop 7h, tu te mets à la verticale tant bien que mal, et tu ouvres les rideaux. Comme dit, Pan Gu est en pleine sudation. C’est-à-dire qu’il pleut des torrents d’eau, non pas parce que tu n’as pas de chance, mais parce que c’est le cas depuis plusieurs jours, puisque c’est la saison des pluies. Rien de foufou donc. Ce n’est pas très engageant, mais bon. Lundi matin, beurk, se lever tôt, re-beurk, pour aller bosser, sur-beurk, sous les chutes du Niagara – sur-re-beurk. Devant aller donner un cours de Pilates à environ 30 km de chez moi dans la pampa (comprendre une des banlieues riches de Shanghai), sans station de métro à proximité (infrastructure adaptée à la classe sociale prédominante du quartier), et surtout, avec une adresse assez peu claire de l’endroit où je dois me rendre. Je décide donc de prendre le taxi, avec une certaine réticence, parce que d’une il pleut et qu’ils sont par conséquent rares, et deux, j’ai déjà un historique extrêmement peu engageant avec les taxis chinois. Mais bon, n’ayant pas vraiment le choix – ben si en fait, celui de « ça fait déjà quelques bonnes raisons pour rester à la maison », mais, non, je sors. Me voilà donc partie avec mon barda de tapis, de kway, de sacs, de parapluie, à la recherche d’un taxi. En bas de l’immeuble, le garde (un avatar de Pan Gu ?) qui d’habitude « peut » -c’est-à-dire, des fois oui, des fois non, appeler un taxi pour toi, là clairement, ne peut pas. « Ah non, il pleut, alors pas de taxi ». OK. Tu pourrais encore remonter. Mais toujours pas, te voilà partie sous la pluie battante, genre tu es déjà en situation de noyade au bout de 10 mètres. Et puis, oh miracle (« L’Enfer est pavé de bonnes intentions »), un taxi s’arrête. Mais en fait, le mec n’a pas envie d’aller dans la fameuse pampa, alors après avoir tenté de le convaincre dans un sombre mais non moins sympathique dialecte, il décide tout de même de stopper la course. Moi qui m’était déjà étalée sur la banquette, je ramasse tout à l’arrache et je sors, sous les chutes d’eau, toujours. La raison aurait voulu que j’abandonne à ce moment précis. Pas Pan Gu.
Je hèle un autre taxi sans conviction… qui finalement s’arrête. Lueur d’espoir, il a l’air sympa, je m’installe avec le sourire, et vais lui donner l’adresse… quand soudain.
Tu tâtes tes poches. Ce fameux petit moment, celui où tu te dis.. rien, en fait, tu ne dis rien car tu le sais déjà.
Voilà, le portable est resté dans l’autre taxi, celui du mal. L’adresse de destination aussi, du coup. Étrangement, au lieu de demander au conducteur sympa de te ramener chez toi parce que depuis 1 heure que tu es sortie, ça commence à enchaîner un peu trop, que l’heure tourne et que tu commences à être vraiment en retard pour un cours d’une heure seulement… et bien non, tu t’accroches à on ne sait quoi, et l’aventure continue. Pendant les 40 minutes de route vers l’inconnu, tu as le temps de bien bader : tu as perdu tous tes contacts, mais plus encore, tu as perdu ton compte WeChat. Alors, petit aparté pour toi qui ne vit pas en chine. WeChat, c’est: tes contacts, tes groupes de clients, de soirées, de quartier, ton facebook, ton instagram, ton pass navigo, ton vélo, ton porte monnaie, ta carte bancaire, ton cordon ombilical avec le monde de la conso. Avec le monde tout court ici. Bon, tu essaies malgré tout de rester cool, de maîtriser les changements de couleurs qui transforment ton visage en un truc effrayant. Il y a peut être un centre des objets trouvés (mais bien sûr). Le problème n°1 dans le cas qui t’occupe : c’est l’adresse exacte de destination et le paiement du taxi. Heureusement tu as pris un peu de cash, 15 balles, autant dire, par grand-chose mais tout de même. A 7,50 euros de course, toujours pas arrivé parce que… et bien tu ne sais pas où tu vas, tu stoppes le taxi. Sans attendre son reste – ni se demander quoique ce soit comme « Pourquoi elle me stoppe au milieu de nulle part » (cette fameuse et douloureuse question pourquoi pour un chinois hein) – il te laisse sur le bas côté d’une sorte d’autoroute, sous la flotte toujours, sans habitation autour. Même constat pour toi: Pourquoi ne pas faire demi tour parce-que-ça-craint-un-peu-tout-ça… Non. Hop, tu descends, en essayant de garder un brin de dignité.
N’ayant plus de portable, il faut absolument que tu trouves la maison de ta cliente – c’est le nouvel objectif – pour la prévenir, d’autant que c’était ton premier cours avec ce groupe, évidemment, si cela était nécessaire de le préciser. Tu es dans la bonne rue, ça tu en es sure, mais tu ne sais plus quel numéro. La rue est longue, puisque c’est en fait une autoroute. Avec des villas éparpillées sur 10km. Alors le calvaire (qui n’avait pas vraiment commencé en fait) commence. Traînant tout ton barda, ta croix en quelque sorte, le long de la route, tu ne le sais pas encore, mais tu vas mettre 3 heures (TROIS) à trouver la maison ou tu devais donner un cours. A jeun, bien sûr, sans eau (à boire, à moins de suçoter tes fringues) – ça te rappelle le calvaire de Tantale, condamné à avoir faim et soif pour l’éternité, alors qu’il était plongé dans une rivière d’eau pure avec des arbres fruitiers à portée de mains…
Les choses se sont comme suspendues à ce moment là. Pendant ta longue marche. Un plan en chinois flotte dans ton esprit, tu as jeté de rage ton parapluie dans le fossé, et c’est moins une pour que tu ne jettes pas tout ton bordel en prime. Après avoir éclusé quelques compounds, une personne, sorte d’ange avec une aura lumineuse autour d’elle, fait son apparition. Elle te propose de l’aide. Elle est Il et Il est suisse. Je tiens à le préciser. Le Suisse me prend donc sous son aile d’ange, il a une voiture et il parle chinois, sorte de miracle. Et il essaie de résoudre mes problèmes un par un. Le portable ? C’est foutu, je n’ai pas de facture pour identifier la compagnie. Mon compte WeChat, idem, puisque je ne l’ai pas lié avec une adresse mail. L’argent qui est dessus.. bah.. [liste non exhaustive]. Bref, je ne peux donc pas joindre les personnes qui m’attendent, ni personne d’ailleurs. Je ne suis plus joignable non plus. Le but ultime devient donc : trouver la maison. D’une, parce que tout ça pour repartir bredouille c’est inconcevable, et de deux, continuer au risque d’enchaîner d’autre merdes c’est encore possible mais tu as passé une sorte de niveau, c’est là que ton vaudeville se transforme en expérience. Alors autant explorer les relations (privilégiées, apparemment) que tu entretiens avec l’univers, jusqu’au bout. Le Suisse arrive par des tours de passe passe à découvrir la maison que je cherche, mais me dit d’un air désolé : « ben c’est au n° 1 de la rue ». « Ah d’accord » (on est au 588). Il n’a pas le temps de m’emmener. « Non mais ne vous inquiétez pas, je vais marcher, pas de souci ».
Avec mon pote Pan Gu. 1h30 plus tard, devant le compound recherché: le Chinois qui garde l’entrée (autre avatar d’un esprit malfaisant) me dit que je dois faire erreur, et me renvoie de l’autre côté de l’autoroute, dans un autre compound de villas. Le garde, un autre, m’entendant parler une sorte de patois sino-anglais, se met à se marrer. Il est là le moment décisif. Celui où il peut se passer des possibilités multiples susceptibles de changer le cours de ton destin : le gifler, lui jeter tes pompes trempées pleines de boue à la tête (tu as les images bien nettes dans ta tête), hurler, te mettre à pleurer.. ou le fixer intensément en essayant de lui jeter un sort. J’ai regardé à travers lui, il a arrêté de rire (peut-être a-t-il eu lui aussi une vision) et m’en suis retournée voir l’autre garde, le premier, sur le coup d’une intuition. Un indice de survie de la part de Pan Gu? Finalement, à 12h30, soit 4h30 après être partie de chez moi, je frappe enfin à la bonne porte. Je ne sais pas à quoi je ressemblais a ce moment là, probablement à un ectoplasme boueux et en sueur.
Ce jour là, journée de jeûne et chemin de croix, m’a rappelé que la Chine, et bah c’était pas acquis. Je ne suis pas plus pieuse, mais je considère la pluie et les éléments d’une autre façon c’est certain (mais ça, à vrai dire, depuis mon arrivée en Chine). Pan Gu finalement, m’a rappelé en ricanant qu’il ne fallait pas prendre la confiance trop vite non plus (et aussi qu’un téléphone portable n’était pas une vie). Je pense toujours que les taxis chinois sont des avatars du Yin, et les Suisses, du coup, des incarnations du Yang. L’autoroute du pèlerinage t’aura fait relativiser plein de trucs sur ta vie, la longévités (assez incroyable) des crampes entre autres, jusqu’à cette ultime conclusion, à la chinoise: « J’m’en fous je trace ». Voilà, « Je m’en fous de tout ce bordel de portable, de taxi, de thunes, etc. Je marche et c’est tout ». Et me suis sentie subitement plus légère. Comme un rituel de passage qui venait de s’accomplir. Ou comme un moment « No future », une téléportation en adolescence. Pas si désagréable.
Mais bon, quoi qu’il en soit, la prochaine fois, je reste au lit.
Bravo Caro :quelle ténacité !Admirable!